Michel Peraldi, Les Flamants font partie d’une légende équivoque

Écrit pour le catalogue de l’exposition collective Entrevues citadines
La Vieille Charité, Marseille1988

Maintenant que ces photos ont une vie propre, ce n’est rien leur ajouter que de relater l’expérience d’où elles viennent. Peu importe par exemple de savoir que trois des photographes présentés ici étaient au départ totalement inexpérimentés et qu’ils ont été initiés par les cinq autres. Même si l’œil exercé peut apercevoir de-ci, de-là quelques maladresses, quelques gaucheries, il me semble impossible de reconnaître ce qui serait un point de vue de “novice“ d’un regard plus expérimenté. Il me semble aussi encore plus impossible de reconnaître ce qui serait un point de vue intérieur par différence à un regard qui, lui, serait étranger.
Car ces jeunes, ex-apprentis, aujourd’hui confirmés, sont issus des lieux et des situations qu’ils ont regardés et pour certains continuent d’y vivre.
C’est vrai aussi que la cité dont ils parlent est marquée d’une histoire, et a tenu lieu longtemps de symbole et de référence dans tout le débat qui pendant quelques années a agité le monde politico-institutionnel de la gestion urbaine. Comme La Courneuve et Les Minguettes, Les Flamants font partie d’une légende équivoque, tantôt brandie comme symbole de “Plus jamais ça“, tantôt levée en drapeau d’une mobilisation collective. Les jeunes des Flamants étaient dans la marche partis de Marseille pour monter à Paris parler dignité et citoyenneté. Les œuvres de certains d’entre eux furent exposées à Beaubourg. Leurs mères ont défilé sur la Canebière parce que les flics tiraient sur les enfants et en avaient tué un, sans raison disent les mieux intentionnés. Comme si, disent les mères, il pouvait exister une raison légitime de tuer un gosse.
Enfin les Flamants ont fait l’objet d’un programme de réhabilitation, où autour de l’architecture devait se jouer pour les uns quelque chose d’une réparation, à tous les sens du terme, pour d’autres, dont nous qui en étions les maîtres d’œuvre, une occasion de créer ici les dispositifs et les instruments qui auraient fait des habitants les partenaires incontournables du changement.

Bien sûr le travail des photographes est partie prenante de cette démarche et de cette expérience : ils sont venus là à notre demande et nous avons été leurs « entremetteurs » auprès de la population. Mais il est clair maintenant que l’introduction de la photographie dans un jeu où elle n’avait rien à faire avait tout d’un acte gratuit. Un supplément d’âme hors de prix et d’emblée hors-jeu, lancé comme un ballon de rugby en plein milieu d’un match de football.
De sorte que les photos parlent très peu de ces histoires et ont gagné leur propre point de vue sur les choses, leur propre loquacité. Il n’y a aucune nécessité à raconter l’expérience, l’histoire et la cuisine d’où elles viennent pour les rendre intelligibles, pas plus qu’il n’est utile de savoir quelle occasion amène un anthropologue sur un terrain pour en comprendre le propos. Je fais cette comparaison à dessein parce qu’il me semble que ces photos ont quelque chose à voir avec une connaissance anthropologique. Beaucoup plus en tout cas avec une volonté de savoir, connaître et comprendre qu’avec un “faire beauté“ ou une stratégie de dénonciation. Elles dévoilent, non pas ce que les gens ne veulent pas dire, mais ce qu’ils ne peuvent exprimer. Elles énoncent mais ne dénoncent pas — un état des lieux à la fois synthétique et discret, global et détaillé. Elles instruisent un rapport du local — la cité — au global — la ville et au-delà notre monde contemporain et commun — de telle manière qu’il questionne autant l’un des pôles que l’autre.
Enfin elles parlent autant de ce qui différencie les gens des Flamants que de ce qui les rapproche, entre eux, mais de nous et de vous aussi. Elles parlent donc d’un monde étrange et familier en même temps.

Je sais que tout cela peut paraître arbitraire, comme une lecture personnelle surimposée à un travail qui peut se lire de cent manières. Certains ne verront là que jeux graphiques, beauté formelle, d’autres préfèreront celle-ci ou celle-là qui leur évoque telle image tangible ou mentale. D’autres encore se contenteront d’y reconnaître un frère ou une sœur, mais pas nécessairement les frères et sœurs réels de ceux dont on voit les portraits ici. Tant mieux au fond qu’elles puissent être cela aussi et préservent d’autres sortes de joies possibles. On en reviendrait de toute façon à la connaissance puisque cette mère, ce père, ce frère, cette sœur ou cet ami, tels qu’ils figurent là, ont capacité à évoquer tant de mères, de pères, de frères ou de sœurs et d’amis, qu’y fonctionne bien un rapport de l’universel au particulier. D’ailleurs on sait qu’on ne reste jamais longtemps devant une photo suspendue. Le regard glisse.

Pour nous qui avons donné corps à cette expérience pas vraiment ordinaire, tissé et tendu les fils relationnels qui l’ont organisée et qui, par nécessité professionnelle, pour choisir une affiche ou préparer un dossier, montrer et convaincre, avons pris le temps de les contempler longuement, ce texte est l’occasion de s’y promener. De bout en bout, dans la matière brute de l’image dont elles procèdent, en amont, dans le stock de ces brouillons indistincts que sont les planches contact, et plus avant encore dans les images immédiates et fugitives qui se forment lorsqu’on parle des photos. La sélection opérée construit toujours les images, le visible, dans un rapport à un invisible qui lui est propre. Une photo est faite de pleins : les formes, le cadre, l’angle et l’instant qu’elle traite, et de creux — tout ce plus ou moins long travail pour y tourner autour — dont la planche contact atteste. Ce texte ne fait rien d’autre que restituer la connaissance qui procède de ce relief.
On trouvera donc ici la diversité des situations et des êtres, la richesse des syntaxes et des caractères, la multiplicité du réel et les correspondances et parfois même la complexité des rapports. Vraiment, même si c’est se risquer à un peu de partialité, je ne vois rien qu’un anthropologue puisse renier ou dénier. On peut y lire ce point exact de bascule entre un territoire plein, total, suffisant à lui-même, et les séries d’universaux qui le traverse et le strie. On pourra lire encore, ceux du moins que la question préoccupe, qu’il n’y a dans le monde, notre monde commun, que formes paradoxales d’identité culturelle, bricolant toujours sur un stock diversifié de cultures. Qu’il n’y a pas en somme d’identité figée sur une permanence culturelle mais toujours situations polysémiques et mixtes, au sens dynamique du terme : celui qui suppose l’agitation et le mouvement.

En revanche ce que les photos ne montrent pas c’est le lieu d’’où cette connaissance peut se construire, le point de vue qu’il faut occuper pour y accéder. Ce n’est de la part des photographes ni rétention, ni négligence. Mais les mots pour dire ce lieu manquent peut-être dans le langage de la pratique photographique. Car voilà : ils sont à mi-chemin d’un dedans et d’un dehors. Ils ont rencontré, lié amitié et sympathie, antipathie aussi, avec des gens qu’ils ne reverront plus. Ils sont venus sur une requête, la nôtre, émanant d’acteurs en position institutionnelle sans pour autant constituer un appareil administratif. Ils sont allés au plus loin qu’on puisse aller, jusqu’à l’intérieur de la cité, jusqu’à la solitude de corps. Mais en sens inverse ils sont allés chercher jusqu’aux figures les plus abstraites, jusqu’au concept — la femme, le travail, la solitude — ce qui radicalement universalise ce monde qu’ils ont observé.
Mais un lieu que, l’occupant, ils ne peuvent pas dire vide, sans personne, sans voix hors de la leur ou de la nôtre, provisoires et fragiles. Car, au fond, qui d’ordinaire occupe ce lieu d’où le dedans et le dehors s’articulent, ce pivot basculant où les syntaxes s’opèrent ?
Espace public sans aucun doute, lieu d’un être ensemble. Mais de quoi est-il fait d’habitude, lorsque les photographes ou les “sociologues“ n’y sont pas ? Et que peut-on y faire à part regarder et connaître ? Que pourraient faire de l’extérieur ou de l’intérieur, des gens qui ne seraient ni photographes, ni sociologues ? Parler sans doute, voir, comprendre et parler, réguler, écouter, pactiser, négocier. Voir donc ce lieu et le nommer comme tel, ne pas penser que la position ne se construit que d’occasions, que la rencontre ou le rapport doivent au hasard ou à la contingence, mais aussi, entre contrainte et fortuité, à la nécessité, c’est forcément le penser et le nommer comme politique, au sens général du terme : le lieu commun de l’échange collectif autour de la citoyenneté. C’est de là sans doute, de ce creux, de cette lézarde, que le réel se donne à voir sans excessif raccourci, sans détour non plus, net. Ce lieu public du débat public, de la parole et de la transparence, qu’un court instant les photographes ont occupé et d’où ils donnent à voir.

Une cité HLM c’est rarement un quartier et ce n’est pas non plus une maisonnée. Ce n’est jamais un peuple et très rarement une communauté culturelle, ethnique ou une totalité homogène et solidaire. C’est au maximum une communauté de circonstance : des gens dont les destins se croisent. Tous les mots par lesquels on les désigne -dont celui de ghetto- ne sont que des approximations commodes pour tenter de reconnaître une situation tellement contemporaine que les mots communs toujours englués dans un passé ne l’ont pas encore rattrapé.
Pour rester anthropologue il faudrait dire que les cités HLM ne peuvent être nommées selon un nom commun, collectif et rassembleur qui permette d’identifier un corps social homogène. C’est un lieu où le nom du Même est imprononçable, imposé de l’extérieur ou issu d’un consensus intérieur. Mais en ce sens, il faut aller plus loin et y reconnaître un trait radical, un peu caricaturé, extrême en somme, de la contemporanéité. Le seul parti de contemporanéité possible est alors exactement descriptif : de l’hétérogénéité des principes territoriaux qui se juxtaposent dans les cités, mais aussi de ces absences, ou de ces flottements, en son centre, d’un principe univoque de désignation dans lequel les gens se reconnaîtraient et seraient reconnus. Cela, je crois, les photos en rendent compte, dans leur diversité mais également dans le choix que tous ont fait de ne traiter personne comme s’il était identifiable à un espace.
Pourtant rien ne serait aujourd’hui plus absurde que d’imaginer une cité HLM comme un lieu d’anonymat absolu et de circulation déréglée. C’est vrai en revanche qu’il n’y a pas là de scène transparente et ouverte, un lieu public de palabre et de parole, de négociation et de conflit, d’affrontement et de compromis où se traiteraient des affaires courantes de la cité. Tout ici se traite dans le plus ou moins grand secret de colloques singuliers étanches les uns aux autres. Tout : le bruit, les vols, l’entre-lien ou les accidents mais aussi l’entrée et la sortie.
Dresser un état des lieux en arrivant ou en partant est une affaire très mystérieuse, une transaction secrète entre le locataire et généralement un chef d’agence. Toute “demande“ d’entrée dans une cité quelconque commence d’abord par un conciliabule très privé, sans trace et sans enregistrement, entre un employé au guichet et le demandeur et peut s’y limiter parce qu’on sait que le faciès y joue un rôle stratégique. Ici on décourage les candidats, on enterre leur demande, lorsque de face à face, la violence latente de de la situation menace de tourner au corps à corps. Si la demande passe c’est encore une affaire privée, interne à des lieux techniques clos, ayant leur propre codes et langages, ou bien interne à des cénacles politiques, réseaux transversaux aux appareils, que pour économiser les précisions on dit clientélistes : rares sont ceux qui ne « doivent » pas leur entrée dans une cité à quelqu’un, plus rares encore ceux qui la doivent à un dispositif, un appareil, ou une série de personnes.
De même, il est toujours un peu abusif de parler de lieux ou de locaux collectifs puisqu’aucun de ceux qui sont désignés comme tels ne le sont vraiment qu’ils soient attribués officiellement ou appropriés de fait. Un centre social c’est généralement l’affaire des femmes, (ou des enfants, des jeunes, ou bien des garçons ou des filles) et rarement l’affaire de tous. Le club des jeunes distingue les jeunes qui y vont de ceux qui n’y vont pas. Il y a encore moins de lieu de passage et de circulation. Enfin le quotidien et le rythme des évènements voient l’ordinaire déploiement des affaires de famille.
Il n’y a pas de drogués, de voleurs, de jeunes casseurs, violents, paumés, anonymes, mais le fils “machin“, la bande à Z, les jeunes de la cité P. Il y a des gens chez qui on ne vole jamais et d’autres chez qui on vole souvent, il y en a qu’on accuse toujours et d’autres auxquels on pense jamais. Il n’y a pas “du“ bruit mais les fêtes de la famille Z qui gênent le couple X, les engueulades de Mme T avec son fils que M. V ne supporte plus. Il n’y a pas même de zones d’ombres, des réserves possibles, tout se sait ou fini par se savoir. Le regard de la famille, disent par exemple les jeunes, est partout. Il n’y a pas la saleté et l’accumulation anarchique des salissures mais les enfants X qui ne peuvent pas se retenir et pissent dans l’ascenseur, le chien de B qui est sénile et chie dans l’escalier, la famille Z qui ne sait pas emballer ses ordures avant de les jeter au vide-ordures. Puis le gardien, l’ouvrier, le concierge de “l’Office“ qui oublie de faire son boulot ou qui le fait mal.
Il y a aussi des gens obnubilés par la propreté qui briquent et cirent le couloir commun presque chaque jour.
Il faudrait dire encore des solidarités très fortes, mais pas générales, des amitiés indéfectibles et des rancunes tenaces, des gosses voisins qui sont comme des frères (mais des frères qui sont parfois à peine des voisins). La grand-mère à côté qui garde les gosses ou l’invalide dont ses voisins s’occupent. La porte toujours ouverte pour le café et les plats que l’on apporte pour goûter. On fait parfois des fêtes fabuleuses comme celles que les femmes organisent entre elles, loin du regard sévère des maris, et des noces gigantesques qui durent deux jours. Parce qu’il y a des gosses qui y sont nés, y ont grandi ensemble et continuent d’y habiter avec leurs gosses même à l’étroit dans l’appartement familial ; parce que généralement une bonne partie des habitants sont arrivés à la création de la cité et y termineront leur vie ; parce qu’il y a une mémoire et des hauts faits, des figures de légende et des voix qui la colportent, la vie d’une cité HLM est tout le contraire d’un arrangement réglé, même s’il y est aussi des solitudes énormes. C’est une vie de village, telle même que certains villages ne la pratiquent plus, ou plus exactement il y a bien dans une cité HLM des gens, des rapports, des pratiques, qui vivent au rythme d’un village. Pourtant la cité ne se confond pas avec un village : des gens la traversent à peine, pas même en transit, d’autres s’y installent en attendant mieux. On doit donc savoir que lorsque certains élaborent de fines stratégies, déploient tous leurs efforts pour y entrer, piétinent des années durant parce qu’ils y ont une mère, un fils, ou une fille qui les attend, d’autres au contraire y entrent presque fortuitement, sans connaissance, par les hasards d’une attribution administrative. Il y a 80 étudiants aux Flamants que personne ne connait et ne rencontre, élèves d’une faculté proche, en transit.
Mais plus généralement on sait que la cité vit des rapports qui l’extériorisent, des comportements ou des styles de vie, des mœurs ou des stratégies qui croisent d’autres territoires : il y a même des gens spécialistes du social, des employés de l’Office, qui y travaillent tous les jours, la pratiquent sans l’habiter, connaissent tout le monde et sont connus, dans être pris, liés par cette connaissance. On sait des gens qui rêvent de partir, à s’en rendre malade de désespoir, et que, pour des raisons toujours obscures, voilées de secret, l’organisme logeur retient. D’autres au contraire qu’il expulse. Il en est aussi pour qui le désir de rester est une absurdité, une démission face à la vie, qui le disent et le savent. Beaucoup de jeunes ici sont au chômage, avant même d’avoir mis les pieds dans le monde du travail, flottant entre deux mondes, celui des pères qui s’effondre, et le prochain qui tarde à advenir ou les oublie. Pour eux la cité est un non-lieu social, une longue attente, mais qui de toute façon doit se boucler inéluctablement sur un départ.
Il est des gens de “l’intérieur“ qui tiennent un discours si extérieur, tellement distant et lointain sur leur monde, qu’on les dirait à les entendre au douzième cercle de la rumeur, celle qui monte de la ville, impersonnelle, frontière étanche et close qui ségrége la cité sur elle-même. Il y a encore de jeunes, ceux qu’a photographié Alain Fleig : l’assemblage d’univers hétéroclites qu’ils manifestent, est traversé de signes qui n’appartiennent qu’à une culture très générale et délocalisée de la jeunesse. Une culture qui appartient à une époque plus qu’à un espace. Les choses, les visages, les tee-shirts et les postures changeraient-ils si les photos avaient été faites à New York, à Paris, à Montréal ? Il se peut bien comme on le dit communément, que certains de ces jeunes soient déchirés entre deux cultures, deux territoires et deux langues. Mais ce qu’on voit là nous oblige à penser qu’il faut aussi admettre une autre déchirure, plus radicale peut-être : entre un monde territorialisé, à un ou deux sols qu’importe mais raciné. Et de l’autre des mots, des signes et des gestes sans territoire, appartenant au temps avec la même force syntaxique que l’autre appartient à une ou des terres. Ou bien encore qu’ils sont pris entre une identité territoriale et une culture de la mobilité.
Mais que l’on ne fasse pas de tout cela un “problème“ un signe de disfonctionnement. Ce n’est au fond que l’ordinaire urbain. Ce village trouve ses règles d’ajustement et sa régulation interne, comme l’extraterritorialité trouve les siennes. Mais qu’y-a-t-il “entre“ ? Dans quels espaces publics, dès lors que cet ajustement ne peut-être une affaire privée, s’opèrent le croisement et l’équilibre de ces univers sérialisés ou chacun vit ? Cela n’a pas ici de nom et d’existence.
Voilà je crois exactement ce que montrent les photos dont la diversité est en miroir le fourmillement des contrastes de la vie ici. Elles parlent en même temps de la richesse des présences et de la lourdeur d’une absence et le disent de cent manières, qu’elles procèdent de l’allégorie ou de la mise en scène, du réalisme ou de la composition. Il suffit simplement de se dire que rien ici n’est fortuit, tout, au regard du sens, est forcément nécessaire.
Qu’y-a-t-il par exemple entre les dehors et les dedans qu’a photographié Jacques Reboud ? Rien dit-il, puisqu’il ne le montre pas, l’oublie ou s’en éloigne, et tout dirait l’architecte : entre le dehors et le dedans il y a des façades, de l’architecture, tout l’espace complexe d’une technicité. Et rien nous dit le photographe, ou rien d’essentiel, juste une marque anecdotique, une aporie.
J’avoue m’être demandé pourquoi, alors qu’il cherchait par quels cheminements et quels parcours les Flamants se raccordent à Marseille, Fouad El Khoury tenait aussi délibérément avec un tel entêtement, à nous montrer une ville vide, rigoureusement déserte, jusqu’à attendre, des heures parfois, que les rues se vident de ses piétons. Elles existent donc bien ces correspondances et ces articulations, des usines, des chantiers et bassins du radoub où les pères travaillent, aux plages et rochers où les jeunes l’été se baignent. Rues grises, incertaines encore entre centre et banlieue que les autobus parcourent. Elles existent et Serge Jongué nous les fait voir d’en bas, au rythme des temps et des activités individuelles, il nous les fait voir vivre.
C’est sans doute qu’entre les deux il ne faut pas trancher, tant cette ville est vive et morte à la fois, vive comme le dit Jongué, morte comme le dit El Khoury, vive d’histoires au quotidien mais morte pour l’Histoire, à l’échelle impersonnelle et globale d’un temps général. De même j’avais du mal à comprendre pourquoi M. Taguelmint avait choisi de photographier l’espace public ne sortait que la nuit, ou bien lorsqu’il photographiait de jour pourquoi ses photos nocturnes s’imposaient avec tant d’évidence, se complétaient et se répondaient, alors que les ambiances diurnes si belles soient-elles, restaient singulières et autonomes les unes des autres. Et là encore ce devait être nécessaire parce que la nuit autorise les flous et les mouvements, et que le réel s’emboîte alors si exactement au rêve ou à l’imaginaire que l’on ne sait plus vraiment si cette vie-là existe.
Probablement faut-il comprendre là cette instabilité de la vie publique ici, ni vraiment marquante, ni vraiment absente, ni franchement illicite et coupable ni clairement légitime. Flottante et fragile, floue. Mais encore. 
Dans la galerie de portraits, hiératiques et réservés comme une collection d’ancêtres, que Hocine Berrada dresse des pères, qu’y-a-t-il entre ici et là-bas ? Pourriez-vous dire avec quelle certitude lequel de ces visages, laquelle de ces postures appartiennent à un monde incertain alors que tous procèdent du même lieu ?
Comment encore faut-il lire le fait, lui non plus ni arbitraire ni fortuit mais nécessaire, que les scènes d’intérieurs si délicatement, si précisément décrites comme des moments pleins, riches, des temps qui s’éternisent, par M. Maaskri se terminent brusquement sur le trou noir de photos abstraites ? Comment interpréter cette inversion brutale, sinon comme une absence, un vide entre, qui permette au regard d’explorer progressivement toutes les dimensions d’un monde ?
Comment interpréter le fait, incontournable, que pour lire les espaces temps quotidiens des gens ici Serge Jongué soit obligé à tant de multiplicités et de variations, tant de décors et de scènes hétéroclites ? Quelle est la figure absolument transitive qui ou bien les parcourait tous, ou bien les synthétiserait en un espace-temps cardinal ?
Mais il n’est peut-être pas de plus précise et de plus exacte description que ces jeux de présence-absence que les photos de Moussa Maaskri sur l’attente. Il donne à voir, avec un sens aiguë de la mise en scène, avec la radicalité symbolique du théâtre, ce qu’est un espace plein de temps vides, ce non-lieu paradoxal où vivent les jeunes.
Enfin, d’où vient que pour parler des femmes, de leur identité résolument féminine, comme transcendante aux rôles sociaux qui sont les leurs, Anne Delassus ait cru devoir serrer au plus près les visages, et avancer dans le cadre les traces d’une infinie solitude ? Car c’est cela justement qu’indiquent les marqueurs silencieux, plantes en pots, draps, fragments de meubles, que la nécessité d’une solitude radicale, d’un face à face intime et singulier au photographe pour qu’elles acceptent, un cours moment, de s’abandonner à leur féminité. Manière alors de nous dire que c’est là seulement, dans un décor sans personne, que ces femmes peuvent-être “elles-mêmes“. Mais dès lors que sont-elles avec les autres, sinon quelque rôle, quelque visage qui laisse toujours une partie de soi oubliée, en réserve, voilée ou cachée ? Et qu’est-ce donc sinon nous dire qu’il n’y a pas pour ces femmes, un lieu qui soit à la fois d’abandon et de présence aux autres ?
Voilà, trop rapidement sans doute, ce qu’à mon sens voir et entrevoir signifient.

Une fois admis, “entre nous“ justement, que l’on refuse une vision commune, trop rabâchée parce que variant à l’infini la même superficialité d’un regard qui refuse, et renvoie en miroir sur la peur des autres. Regard reflet, aveuglant, blanc : voitures brûlées, yeux hallucinés d’alcool, foule en désordre, mais qui justement parle à tous et à personne, autant de graffitis lancés à la cantonade. On se souviendra longtemps ici, comme d’une blessure, des autres photographes traquant la mère en larmes de Houari mort. Mais une fois admis aussi que l’on s’extirpait d’une vision des dimanches, photos de familles aux visages trop gais, hommes impavides avec un rien de glacé, dans le visage ou le papier. Image d’un moment juste saisi, en couleur, dérisoire parce que voulu exceptionnel il n’est justement qu’infiniment reproductible, hebdomadaire. Une photo qui n’est dès lors intelligible que du dedans silencieux d’une histoire singulière. Il restait alors tout l’espace foisonnant d’une transparence et la possibilité vraie d’une connaissance en douceur.
Encore une fois on peut y voir ce que l’on veut et j’en oublie. J’ai oublié de dire qu’il se dégage globalement quelque chose de paisible de ces images, une absence d’inquiétude. J’ai oublié chaque image particulière, les entrecroisements et les correspondances, les clins d’œil qu’elles se lancent. Tout cela vous reste à voir, tout est possible pourvu que cette fois ne se déploie pas le masque étanche de la peur, pourvu aussi que l’on ne croit pas le social, l’ordinaire urbain, indicibles. M. Peraldi, Cerfise