Textes
Anne Delassus, Carnets de voyage Kurdistan d’Irak, 1992-1994-1997
Carnets de voyage pour les expositions Terre de lumière, à la galerie Esther Woerdehoff, Paris 2000,
Photosynkyria de Thessalonique 2002, et Sur l’étoffe bigarrée du monde CdbM Le Perreux, 2008
Des brumes sales descendent sur les arrières plans des montagnes. Ruissellement d’eau et de terre. Tentes aux initiales des Nations Unies et couleur de boue. Rage du ciel. Une famille charge une camionnette et cherche à la couvrir d’une de ces bâches marquées qui peuplent tout l’espace du camp. Un déménagement à la cloche de bois. Pour aller où ? Dans une autre partie du camp. Moins boueuse ? Moins politique ?
Atrouch, mars 1997
Contreforts doux et veloutés qui se couvrent d’ombre au passage d’un nuage. Tête de mort fichées en terre. Mines. Les filles vont aux champs, le bâton sur l’épaule. Nulle frayeur dans les regards mais plutôt une dignité. Une flamme peut-être. Mais qui sont-elles derrière cette flamme ?
Derband-é Khan, février 1992
Dans l’ancienne prison de la Sûreté irakienne vivent des familles réfugiées de Kirkouk. À quelques mètres des cages où les leurs ont été torturés, les femmes organisent la vie, nettoient à grande eau. Derrière les couvertures qui servent de portes, des boulangeries s’improvisent et le pain y est cuit au chalumeau.
Suleymaniah, février 1992
Le camion suit les méandres du torrent, monte dans la grisaille, laisse la rumeur et les eaux tout en bas. D’un petit transistor à l’arrière, une chanson kurde réveille les corps endoloris. Voix de femmes accompagnées du Naï. Le chant s’impose. Quelques paysannes rêveusement le murmurent. Le chemin poursuit son dessin entre les pics ; le mot Âzâdi -liberté- s’égrène dans la fragilité des voix.
Route de Ranya, mars 1992
Sous la maison de pierre et d’argile, les étables creusées dans le sol. Basses, chaudes, juste pour les bêtes. On entre le regard obscurci. Quand les yeux se sont accoutumés apparaissent deux vaches… une mule. Amina se souvient. Petites filles on les faisait marcher des heures vers les caches profondes où elles attendaient sous terre que cessent les bombardements.
Gardeshekal, janvier 1997
Plaine du Badinan. Les terres à blé du Kurdistan d’Irak. Des femmes, des filles, par petits groupes marchent vers les domaines. Ce sont les glaneuses. Les épis oubliés par la moissonneuse sont pour elles. Tout le jour, elles suivent la lente rotation de la machine, coupent, emplissent leurs sacs. Au couchant elles reprennent le chemin des villes.
Plaine du Badinan, juin 1994
Juin, c’est aussi le temps où les moulins ne désemplissent pas. Dans le bruit des meules, la poussière des grains broyés, les femmes apprécient dans leur paume la finesse d’une farine, basculent leurs sacs dans les entonnoirs, s’arrêtent un instant. La lumière les surprend, sculpte leurs rires et leurs fatigues.
Zakho, juin 1994
Une jeune fille avait couché avec un garçon. Il a fui. Elle est restée. Elle vient d’être noyée par son oncle dans le lac de Dokan. Ses compagnes sont à la source et se taisent. Sous la lumière tranchante, un lévrier avance plaqué contre les murs comme pour éviter les ombres qui passent.
Xarab, mars 1997
Veillée funèbre dans une maison isolée. Les aînées sont aux côtés de la mère. Dans leurs étoffes sombres, assises serrées, elles forment une fresque vivante sur les murs de la chambre. Quatre aux grands visages taillés se lèvent, s’en vont l’une derrière l’autre jusqu’à la fontaine où dévale l’eau vive. Là, sur ce flanc de montagne étouffé par la neige, droites, altières, elles implorent, les mains offertes.
Roste, février 1997
Le jour n’est pas levé, bien qu’un coq tout proche l’annonce depuis un moment. Il a neigé toute la nuit. La neige splendide, joyeuse, comme les jeunes filles de la maison qui tirées de leur sommeil par les rites du Ramadan se laissent tomber dans cette présence légère.
Gardeshekal, janvier 1997