Michel Anselme, La cité des Flamants

Texte pour le catalogue de l’exposition Entrevues citadines
La Vieille Charité, Marseille1988

La cité des Flamants. Plus de deux mille personnes. Une cité HLM des quartiers Nord. En réhabilitation. En changer le look en changer l’image, injonction du logeur. La venue de photographes professionnels, assistés de jeunes stagiaires issus de la cité correspondait à cette volonté affichée de bousculer les certitudes de tous ceux qui croisant ses habitants ne les voyait jamais.
Une fois déjà dans une autre cité, Le Petit Séminaire, nous avions expérimenté les effets sociaux de la photo. Ses effets de connaissance. Un photographe avait pendant plusieurs mois, méthodiquement photographié les habitants. Chez eux, à l’extérieur, seuls ou en groupe.
L’exposition de ces clichés dans le lieu où nous travaillions, recevions les gens avait fait basculer notre propre compréhension des choses. Tour à tour “graffités“, déchirées, achetées, échangées, vendues, les photos nous avaient révélé des haines tenaces, des filiations insoupçonnées, des rapprochements incongrus. Nous avions assisté, à des scènes de fous rire, à des coups et des engueulades vite étouffées. D’avoir quelques années après retrouvé aux Flamants, trônant sur les bahuts certaines de ces photos nous avait conforté dans l’idée de cette productivité étrange du travail photographique. Aux Flamants pourtant, le recours à plusieurs photographes répondait à une démarche plus complexe, plus directement en prise avec l’effervescence sociale et culturelle de la cité. Et si nous avons fait venir cinq photographes professionnels, c’était peut-être une manière de se garantir contre un non-évènement. L’insertion d’un seul photographe paraissait inadéquate. Une première commande réalisée tout au début de notre installation et qui aboutira à la production d’une série sur les espaces extérieurs et les parties communes, quoique ayant opérée un premier déplacement dans nos perceptions, nous avait vite convaincu que l’on ne pouvait reproduire impunément le coup du Petit Séminaire. Les Flamants c’était une autre échelle, un autre monde. 

L’évènement à eu lieu. Mais pas comme nous l’attendions. Il a eu lieu, les photos en portent témoignage. Mais pas sous cette forme débridée, jaillissante, évidente d’une exposition où chacun se presse et y va de ses commentaires. Plutôt sous la forme d’une sourde rumeur. Nous qui étions à l’origine du projet, nous n’avons perçu sa progression que sur le mode indirect ; d’une information à peine sue, d’un bruit entre-entendu.
On savait que dans l’appartement transformé en studio, Alain (Fleig) voyait défiler un grand nombre de jeunes de la cité. Parfois dans l’escalier, nous croisions des groupes d’adolescents hilares ou au contraire graves, sur la réserve. Parfois c’était Alain qui harassé par ce travail épuisant de mise en scène, débarquait le soir à l’atelier pour prendre un verre. D’autres fois les jeunes stagiaires rappliquaient, car Anne (Delassus), Fouad (El Khoury), Serge (Jongué) ou Jacques (Reboud) étaient annoncés. Une certaine effervescence les gagnait, vitre réprimée sous des dehors d’indifférence. Fouad voulait se balader dans Marseille et souhaitait un “guide“. Anne voulait rencontrer des femmes et s’impatientait de les connaître. Serge désirant contacter les entreprises dans lesquelles travaillaient ses “modèles“ demandait numéros de téléphones ou adresses.
A cette agitation en demi-teinte succédaient de longues semaines de calme. La petite bande avait déserté la cité. Seuls Moussa (Maaskri), Momo (Mohamed Taguelmint), et parfois Hocine (Berrada) poussaient la porte de l’atelier. Mais ils venaient comme tout le monde, s’enquérir de l’avancée de la réhabilitation, proposer un candidat à l’attribution de logement ou plus simplement demander un conseil. Jamais ou rarement un mot sur leur travail. Ils travaillaient, disaient-ils.
Entre les moments de prises de vues et les premières photos livrées, il se sera écoulé plusieurs mois. Un laps de temps très long qui conférait au travail des photographes une dimension tellement privée qu’il se dissolvait, en devenait mythique, légendaire. Nulle agitation photographique donc, plutôt une accumulation de signes épars, contradictoires, invérifiables sur ce qui se tramait.

Et puis un jour, je ne me souviens plus très bien de qui elles étaient, les premières photos arrivèrent sur la table. Choc et trouble. Des situations inédites. La beauté des jeunes et cette évidence aveuglante de leur appartenance à un même espace commun, à un même monde, leur monde. En rupture d’avec ce qui les précédait. Poses et look incongrus. Des “iconoclastes“ comme les appela Michel Peraldi. La présence des femmes, le côté érotique de la mise en scène d’Anne, sa tendresse et ce goût nature, cru de nos interlocutrices que nous rencontrions, certaines quotidiennement, le plus souvent sur la réserve. Des visages inconnus aussi ou trop rapidement croisés. Entrevues citadines.
Des parcours dans la ville, dans d’autres lieux. D’autres activités. Les photos de Serge sur les espaces de travail, pour l’essentiel masculins. L’autre face de la réalité quotidienne des habitants. Leur milieu professionnel, enjoué et gai parfois, rude le plus souvent. Mises à côté des photos d’intérieur des logements, un des espaces féminins, celles sur les lieux de travail révèlent crûment la différence d’expérience sociale que vit chacun des membres de la famille.
Les échappées proches de Jacques qui évoquent le temps d’avant la ZUP ou au contraire des délaissés, ces bouts de champs, ces chemins creux oubliés par l’urbanisation. Le Marseille étendu, étiré, travaillé de toute part d’axes de circulation mi-déserts mi-figés de Fouad. Lignes de chemin de fer, autostrades, voies rapides, et de-ci de-là, des restes de bastides, des bouts de mer, du temps des villages, du temps du Merlan…
La cité s’offrait différente sous le regard de chaque photographe selon des principes de connivences inconnus de nous. Renvoyant les proximités que nous avions aux habitants ou que nous croyions avoir, à quelque chose d’intime, de frêle, nous qui les côtoyions, discutions avec eux depuis bientôt trois ans. Les Flamants c’était la ville avec ses foisonnements d’espaces et ses anonymats multiples.
Enfin les photos des stagiaires, des “apprentis photographes“, des “assistants“. Tour à tour la puissance et la force des pères. Nous qui les connaissions faibles et dépassés par les évènements qui palpitaient dans leur famille ou qui les supposions tels. La puissance des pères exhaussée par l’œil du fils. Les photos d’Hocine. Quelle galerie de portraits et quelle leçon ! Le véritable évènement était là, incontournable. De l’intérieur de la cité les choses vues prenaient une autre ampleur, les habitants une autre dimension.
Les photos de Moussa, long travelling autour de sa famille et de ses proches. Avec un art consommé de la mise en scène. Un puzzle léché, des morceaux de corps, des bribes de visages, des fragments d’attitudes. Une manière d’inscrire sa propre trajectoire dans l’espace clos de la cité, au-delà de cet espace surtout ; Moussa a livré sa carte du tendre.
Momo enfin et sa perception lunaire, caustique de la cité. Réverbères incandescents, visages flous, regards énigmatiques, ciel noir. La fascination de la nuit, de la densité urbaine des Flamants. La cité surgie d’une flaque d’eau. Perspectives renversées, toujours un peu bougées, toujours un peu dérangeantes. La ville. Entrevues citadines. Les Flamants, c’est Marseille, n’en doutez-pas. Michel Anselme, Cerfise, Atelier de la réhabilitation des Flamants.