Anne Delassus, Carnets de voyage Tumbera 2001-2003

Carnets de voyage de l'exposition Et l'âme quitta les os
Musée de Corte, 2004

Je me tiens silencieuse dans l’angle profond du premier enclos, assistant à l’effroi des bêtes qui s’approchent, viennent dans mes jambes ne sachant plus où fuir. Soudain je me souviens d’Antigone et de sa conscience dans la grotte enfumée. Apprenant qu’elle va devoir calmer son cœur et abandonner doucement sa révolte. Que c’est le temps.
Orezza, décembre 2001


Sur le côté du hangar la grande tâche sombre. Trame usée d’une scène antique qui aurait gardé toute son épaisseur. L’épaisseur du sacrifice sur laquelle on imagine que personne ne s’aventure. Un détour pour ne pas marcher sur cette accumulation de ruptures. Odeur terrifiante des derniers festins et du sang répandu. Aux abords du cercle, trois jeunes porcs se disputent une entraille.
Orezza, décembre 2001


Œil exorbité et miroir de l’être un court instant. La terreur de l’animal, toute sa surprise, cristallisée là. Œil rond au contour franc. Terre de Sienne virant au pourpre sombre. Un court instant œil embrasé et presque humain, avant qu’il ne s’éteigne.
Tavagna, Janvier 2002


Au fond du piège, deux êtres dont les robes ont la couleur de la terre. Animaux pétris de peur, comme ratatinés autour de leur carcasse. S’étaient-ils déjà croisés dans la forêt, se connaissaient-ils avant de tomber là comme frère et sœur sur le plus intraitable des sorts ?
Rostino, août 2002


Le matin à sept heures, Titi sort de sa soue et fait le mur. Il descend s’allonger sous le châtaignier à même la terre poncée et douce, puis il attend patient que Julia ouvre ses volets. Quand il lui a manifesté son affection, avalé quelques grains ou fait la fine bouche, alors commence sa journée de glanage dans la combe. Peut-être ira-t-il au ruisseau, ou plus loin du côté des pruniers sauvages que plus personne ne récolte. Ainsi jusqu’au soir, fin de ses pérégrinations qui le ramènent à se laisser enfermer.
Casinca, décembre 2002


Aujourd’hui en observant les cochons dans les porcheries, et plus tard les jambons accrochés, quelque chose m’a fait penser à l’Homme. Une certaine analogie dans l’amplitude des formes, dans la mollesse aussi. M’est apparue alors indécente cette nudité donnée à voir, prête à être violentée, mangée.
Tavagna, janvier 2002

La porcherie semble avoir été construite en harmonie avec le rocher qui mure son côté le plus profond. Mais le toit ne la couvre pas jusque-là, et le jour fuse en bande sur ce bas-fond, comme dans une grotte sous-marine. C’est là, figés dans le glacis de la vase et en pleine lumière, que les cochons viennent se soulager.
San Lorenzo, décembre 2002


L’os de l’omoplate est fin. Juste une petite arrête dressée traverse sa longueur. Lorsque l’os est bien nettoyé et qu’on le regarde en transparence, on découvre qu’il est habité par de petits jaillissements sombres. Ces insolites tracés se lisent et disent l’avenir. Seul le mannarinu élevé dans la promiscuité des humains a cette capacité de visionnaire. Mais il n’y a plus de mannarinu. Qui prédira le sort des hommes de demain ?
Niolo, janvier 2003


Trois porcs sont ensemble pour un abattage. Désemparés et maladroits les deux premiers sont déjà tombés. J’observe le dernier encore debout, qui semble abîmé dans une sorte de mélancolie. Son dos massif, ses sabots fendus arc-boutés, il tangue et se balance come un vaisseau sous la main puissante d’un ouragan de fin de terre, manquant de chavirer à chaque inclinaison. J’anticipe sa chute, mais il remonte et repart dans l’autre sens sur l’axe immobile de ses pattes. Vertigineux instinct, vague à l’âme ? Un mystère troublant a pris demeure dans la salle au sol lisse.
Orezza, décembre 2002


Alors que j’accompagnais J.J. à la chasse, et que nous étions au guet là-haut sur un sentier à peine tracé, les aboiements des chiens nous sont tombés dessus. Inattendus, venus de nulle part. Annonçant le bruit mat d’un animal qui dévalait la montagne de toute sa puissance. Météore noire à peine entrevue, disparaissant aussitôt dans le murmure des branches de genêts ployées sur son passage.
Haut Taravo, novembre 2002