Sigrid L. Crohem, Songe de la Citadelle

Texte pour le catalogue de l’exposition Barcarolle pour une citadelle, Musée de Bastia, 2012

L’inattendu, le ravissement, me saisissent dans la découverte de Barcarolle pour une citadelle de Anne Delassus. Entre les hauts remparts se dessinent, illusion parfaite des tissus et des pierres, des drapés de sculpture, lignes épurées, alcôves sensuelles, écritures sacrées gravées sur le marbre, flux et reflux de la lumière par les travées de meurtrières et, du haut de la lanterne, mer et ciel dans les couleurs du silence.

Anne Delassus révèle les plis et replis d’une matière fluide, solide, sensuelle, sacrée, véritable lâcher prise dans une métamorphose de l’image. Dans l’ancien Palais des Gouverneurs, au cœur du Musée de Bastia, mémoire vive de la Citadelle, une architecture raffinée enjolive les enceintes dans un mouvement de caresses féminine aux courbes souples sur des coupoles ombrelles, comme un songe sur la cité. Par une tension extrême entre réel et imaginaire, l’artiste projette la réalité vivante d’une traversée lyrique vers un surréel, un voyage hors du temps. Chaque photographie anime une présence au monde qui procède du merveilleux, association subtile de fragments de lumière à la recherche de l’ombre dans un éclat unique. La composition en polyptyques tout en contrastes répond à l’édification complexe de la Citadelle. Mystère nu et invisible, la rencontre a lieu dans l’étrangeté d’un temps infini et le vertige d’un vide dans une forte consistance de pierres.

La mer étale soupire au crépuscule. Au cœur, pointe une géométrie étrange sur un toit de lauzes, le phare est ailleurs au bout de la jetée. Une nuit de lune drape la ville d’un long plongé dans la mer. Effet miroir, la Citadelle reflète la lune comme une vasque élancée illuminant les flots. La tempête monte, onde sourde, animée de mille feux. Me vient à l’esprit le lyrique Vent de Zao Wou-Ki aux contrastes à la fois nébuleux et avérés. Nuages sombres et mer lourde concèdent au monde des clartés soudaines, mouvances instantanées. L’aurore dans une travée de lumière anime l’éveil d’un arbre à la floraison puissante qui dialogue avec une statue géante, tronc de pierre, de bois et de feuillages. L’horizon étend une nappe d’argent qui baigne les racines de la Citadelle. Une dentelle de feuilles éclaire la mer, vitrail végétal, croisée de douceur jadis offerte aux réceptions du Palais.

Labyrinthe infini dans les bas-fonds, à l’entrée des anciennes geôles surgit l’ombre d’un grand portail aux poutres arquées vers la voûte. Une embrasure quadrillée de barreaux laisse pénétrer les lianes d’une nature sauvage. Soudain une grotte éclair, une déchirure de roche, ouvre sur les hauteurs. Ailleurs, autour du bastion du Chiostru, se révèlent la brillance marine et l’ivresse des nuages. Telle une proue de navire, émerge l’antre de la poudrière ; le bruit des canons n’est plus, la poudre est devenue pierre.

Au cœur des murs, mon corps est tendu vers le flamboiement d’un cristal blanc, le son d’un médaillon coquillage, le silence du Christ Noir au regard de deux âges, l’abrupt d’un escalier sous les voûtes. Une stature inconnue au haut de la lanterne, vigie sans fanal, surplombe une mer d’airain, une mer en dôme, une mer en colère. Sous des stucs marbrés roses et gris, un angelot au visage encadré de cheveux de lin dans une encolure à ramage, observe, amusé et lointain. Il a déjà connu le monde et demeure énigme entre éternité et mort. Parmi des filtres secrets de matière, Marie-Madeleine, présence tissée de brume, porte son regard vers le Christ. Le temps est devenu musique, tel une cantate de Bach dans le silence des pierres, la voix d’un ténor chante en compagnie d’un cor, douleur, détresse et apaisement.

Dans cette alchimie, dans cette rencontre du merveilleux, dans cette puissance d’évocation, Barcarolle pour une citadelle dévoile le secret aux couleurs du désir.