Charles Juliet, Dix questions posées à Anne Delassus

Entretien mené pour un projet éditorial. Février 2002. Inédit

C.J. Vous faites de la photographie depuis une vingtaine d’années. Vous avez donc un certain parcours derrière vous. Je suppose qu’au cours de ces années votre travail a évolué. Que pourriez-vous dire de cette évolution ?

A.D. J’ai eu longtemps cette unique préoccupation : avoir des images “piquées”. Le piqué, c’est la netteté, la définition maximale dans une image. Avant, lorsque je regardais mon travail, j’avais conscience de mes insuffisances techniques. J’étais en permanence habitée par cette inquiétude : ne pas parvenir à “faire le point”. Petit à petit, j’ai compris que “faire le point” en photographie et “faire le point” en moi, étaient liés, et que je devais travailler à me clarifier.
Aujourd’hui, je me sens dégagée de cette obsession. Comme si j’avais accepté que le piqué ne soit pas aussi important que ce que j’avais cru. D’autre part, je sais maintenant que “faire le point” en moi, n’est pas un aboutissement, mais un cheminement.
Mes images naissent de mes rencontres avec certains êtres, lesquelles s’accompagnent de quelque chose d’ineffable. Je m’obstine à essayer de capter cette part invisible mais si importante. Ce que j’attends, ce que j’espère, c’est ce qui devra me surprendre. Derrière le viseur, j’attends qu’apparaisse un paysage vivant qui, en un bref laps de temps, est une réponse, une communion, une ouverture sur l’immense…
Après ce travail de plusieurs années avec des femmes et des hommes du Kurdistan, je suis soucieuse aujourd’hui de ne pas me répéter.
Tout en voulant me dégager de ce qui me bride encore, j’ai le désir de continuer à m’exprimer dans cette même forme où interviennent la rencontre avec l’autre et la lumière surgie du noir.
Dans certaines prises de vues récentes, je constate que l’espace entourant les êtres a grandi. Il y a du vide autour d’eux.
Ai-je vraiment une claire conscience de mon travail ? Il me semble que je suis au début d’une nouvelle étape. Il est encore trop tôt pour que je puisse me rendre compte de mon évolution.
Peut-être suis-je actuellement moins submergée par l’insurmontable. Si je pense à certains de mes derniers travaux, je sens qu’il s’est passé quelque chose. Alors que j’étais en voyage, j’ai photographié tout ce qui me parlait quelque peu. Je me suis tenue à cette règle : photographier même si je ne me sentais pas inspirée. Les clichés obtenus sont différents : plus éloignés émotionnellement, moins clos…

C.J. A ce stade de votre évolution, que préférez-vous photographier ? Des paysages ? Des scènes de rue ? Des personnes que vous connaissez ?

A.D. Je suis tentée de photographier certains paysages, mais je n’arrive pas encore à traduire l’émotion violente qu’ils me donnent. Alors qu’avec les humains, le regard du sujet me provoque, entrouvre un espace…
Oui je peux photographier les personnes que je connais. Mais c’est plus difficile. Il faut que je sente planer le mystère.
Ce qui m’attire, c’est le dilemme entre ce qui est offert, visible, et ce qui est caché, ou inconnu.
Je suis aussi séduite par la beauté d’un visage. Est-ce parce qu’elle m’est inaccessible, qu’elle me renvoie à un mystère ? Je ne sais.
Je photographie pour m’approcher du mystère. Pour être secouée par des émotions et me sentir vivante. Pour être exposée au regard de l’autre. Car lorsque j’opère, le sujet me regarde. Il voit en moi. Il ôte des brumes, fait tomber des murs. Son regard est même parfois difficile à supporter.
J’ai découvert récemment que je me sens plus en correspondance avec des ruraux qu’avec des citadins. Pourtant, cela ne m’a pas empêché de photographier ces derniers. Mais toujours à huis clos. Comme lors de mes voyages au Kurdistan. Les habitants des montagnes qui vivent sur des terres arides m’inspirent.

C.J. Aimez-vous faire des portraits ?

A.D. Oui. Mais je ne pense pas travailler comme une portraitiste. Je réalise mes portraits à la volée, cœur battant, affolée, en équilibre sur un pied. J’ai un trac terrible quand je me prépare à une séance de portrait. Quand je commence, rien ne me convient de tout ce que je vois. C’est comme si mon regard ne pouvait saisir le réel. Et je ne sais par quel miracle le film reçoit l’empreinte d’une présence. Faire un portrait, c’est aussi photographier un lieu. Je ne peux les dissocier, car un lien les unit.
Pour cette raison, je ne sais pas si je pourrais faire des portraits en studio. Avec une lumière à créer. J’ai travaillé cette technique pendant ma formation, et j’ai continué pendant quelques années en réalisant des portraits de jeunes comédiennes, mais cela ne me convient pas. C’est trop théâtral. Le réel m’est nécessaire, même s’il diffère de ce que je pourrais souhaiter. C’est ce défi que j’aime à relever.

C.J. Avez-vous subi des influences ? Si oui, lesquelles ?

A.D. Tous les êtres que j’ai aimés, voire admirés, ont eu de l’influence sur moi. Peut-être cherché-je à leur ressembler. La trace que laisse un être, une œuvre, m’impressionne, au sens propre. Est-ce cela l’influence ? La conduite rigoureuse d’un ou d’une amie aura des conséquences sur ma réflexion et sur mon comportement envers moi-même et les autres. Une phrase dans un livre peut avoir aussi cet effet. Aujourd’hui encore. Les Journaux des écrivains comptent pour moi. Votre Journal m’a saisie de nombreuses fois. J’ai souligné des passages, je les recherche, les relis, pour mieux les comprendre, mieux m’en imprégner. Souvent je m’en suis servi pour me sortir d’une situation fermée. Je dois ajouter que c’est après avoir lu le Journal d’Etty Hillesum que j’ai commencé à tenir le mien.

C.J. Lors de vos années de formation, y a-t-il eu des personnes ou des livres ou des œuvres qui vous auraient marquées ?

A.D. L’amitié avec Michel Anselme, grand sociologue malheureusement disparu en 93. C’est la première personne (un homme que j’admirais) à m’avoir donné sa confiance sur le plan professionnel. Il m’a confié, ainsi qu’à quatre autres photographes réputés, une commande importante, la toute première en 1986. Portraits de femmes d’une cité de Marseille. C’est ce travail qui m’a permis d’oser franchir les portes des rédactions, des institutions…
Une œuvre m’a marquée. Tout au début de ma formation en 83. “La jetée” de Chris Marker. Ses plans fixes noir et blanc, lourds de grains et d’émotion, avaient vraiment éveillé mon imaginaire. Cet œil frémissant dans l’unique temps en mouvement du film…
Plus récemment, en 98, j’ai découvert l’œuvre cinématographique de Johan van der Keuken. Et j’ai été impressionnée.
A la fin des années 80, le travail photographique de Josef Koudelka sur les Tziganes m’a marquée et il se peut que j’aie commencé le travail au Kurdistan imprégnée des images “religieuses” de ce photographe. J’ai aussi beaucoup admiré son travail sur Beyrouth.
Les œuvres qui m’ont marquées dans les années 80 sont aussi du côté de la littérature. “Les Démons” de Dostoïevski, l’œuvre de William Faulkner, d’Ernesto Sabato, “Le rivage des Syrtes” de Julien Gracq, et quelques autres.
Vers la fin des années 80, la rencontre amoureuse avec A. un Afghan, a marqué ma vie. De femme, mais aussi de photographe. Ce côte à côte a nourri mes désirs d’une terre imaginaire. J’ai appris la langue de ce pays, j’en ai écouté la poésie, la musique. Quelque part je me suis identifiée à cette terre d’Afghanistan. Terre interdite du fait que je l’avais mythifiée, mais interdite aussi en raison des conditions politiques. Je me suis souvent demandé si je ne l’avais pas abordée par le Kurdistan.

C.J. Êtes-vous sensible à la peinture ? Allez-vous voir des expositions dans des galeries et des musées ?

A.D. Oui, il y a des périodes où le désir me vient d’aller regarder des œuvres. Peinture, photographie. Mais je connais très peu d’œuvres picturales. Je me sens assez inculte, je découvre lentement, j’ai du mal à être sensible à la peinture contemporaine.
Certaines œuvres m’ont touchées, telles : Le Christ au jardin des oliviers de Goya, les Vierges du Caravage. Cette grande exposition il y a quelques années des Expressionnistes allemands, les portraits de Velasquez… Récemment, j’ai pu disposer d’un très bel ouvrage sur les peintures de Bacon. J’ai été très touchée par la force de ce travail. La violence des traits, des couleurs, le traitement vertigineux de l’espace.
Je vais peu dans les grands musées, mais certains départements du Louvre m’attirent. Comme celui des antiquités du monde iranien. Ou comme le Musée Guimet que j’aime particulièrement.

CJ. Vous vous êtes rendues par trois fois au Kurdistan. En dehors des clichés que vous en avez rapportés, qu’avez-vous retiré de ces voyages ?

A.D. La joie, l’ouverture, l’impression, quand je reviens, d’être plus vaste, plus confiante. D’avoir vécu ce temps peut-être comme un exil. L’impression que l’énigme de l’autre que j’ai voulu approcher a fait résonner en moi mes propres énigmes. A soulevé des chapes que je croyais scellées. Si j’ai pu mettre en forme les images, je crois qu’il me faudra encore du temps pour connaître ce que j’ai retiré de ces voyages.
Cette question que vous me posez là est centrale et je me sens très troublée.
Dans ce questionnement, j’aimerais rendre hommage aux femmes et aux hommes kurdes que j’ai rencontrés.
Ces gens possèdent peu de bien. Pris aux pièges des stratégies internationales, ignorés, exploités par les nantis dont je fais partie, ils supportent un quotidien éprouvant, luttent pour ne pas être ensevelis pas le manque d’espoir, le manque d’avenir. Comment les remercier ? Comment leur dire qu’ils ont été pour moi la source d’une grande connaissance ? Eux qui m’ont permis de construire un travail, espérer réaliser ce livre, d’aller vers une plus grande clarté. 
La source d’une grande inspiration. Le ferment de ma propre maturité. Comment pourrais-je leur témoigner ma gratitude pour tous ces dons ?

C.J. Prenez-vous des notes sur votre travail ?

A.D. Quelques notes techniques sur la meilleure utilisation d’un film, à l’occasion d’essais de lumière. Mais comme je travaille d’une manière intuitive, je fais peu d’essais, et je note assez peu.
Par contre, je prends des notes avant de commencer un sujet. Ce sont des choses à ne pas oublier. Cela m’aide à me centrer, je le lis une ou deux fois pendant la réalisation du travail, mais il peut arriver que je les oublie. Depuis quelques temps, ici, et plus particulièrement en voyage, je note mes impressions. Mais surtout, je décharge sur ces feuilles mes doutes, mes essais d’analyse à propos d’une situation, mes blocages. J’ai des carnets, des cahiers et malheureusement je note dans le désordre.


C.J. Avez-vous l’impression d’être parvenue à maturité ?

A.D. Non, mais j’espère être toujours sur cette voie qui m’en rapproche. J’aimerais que ce cheminement me conduise vers des terres du cœur et de l’esprit plus vastes.
Est-ce la maturité ?
Aujourd’hui, je me tiens plus face à moi-même, je découvre aussi et -j’accepte un peu mieux- que le chemin que j’ai pu me choisir (si je puis dire) n’est pas exempt d’embûches, mais est aussi une forme de liberté.
Il me semble que je suis moins dans le fantasme du grand, de l’idéal, mais plutôt dans la vision plus claire de ce que j’arrive à produire.

C.J. Quels sont vos projets ?

A.D. Je devrais bientôt commencer une recherche photographique sur le thème de la mort du cochon et plus largement sur le cochon : la relation ambiguë de l’homme avec cet animal, le sort qui est le sien. Et cela en Corse.
Par ailleurs, souterrainement, mon sentiment sur l’Afghanistan -ou mon fantasme- me fait espérer qu’entre L’Afghanistan et moi, il y aura un jour un lien photographique.
Le 12 avril 1992, je partais pour le Kurdistan. A l’aéroport d’Orly, j’ai noté : “Dimanche des Rameaux. Je n’ai pas de branches fraîches dans les mains. Mes yeux et mes boitiers me tiendront lieu de rameaux verts et de conscience.”